Toulon est toujours occupé?.. ce n'est qu'en partie vrai. Certes la ville est toujours soulevée mais depuis cinq jours les troupes révolutionnaires y sont entrées et Toulon, livrée à elle-même, est en train de tomber pour de bon (ce qui sera le cas trois jours plus tard)! Comment cela est-ce arrivé? Comment le général Dugommier a-t-il réussi à vaincre cette dangereuse rébellion et à forcer les anglais de la rade à faire retraite, avouant ainsi leur défaite, dès le 28 frimaire, soit deux mois après leur arrivée sur place...et alors que moins de dix jours avant la victoire leur semblait promise? A cause d'un capitaine d'artillerie. Oui: un simple capitaine d'artillerie, et qui ne paye pas de mine à première vue. Il n'est pas petit, ça non, il est maigre, très maigre, presque cadavérique; ses yeux gris sont profondément enfoncés dans leurs orbites, ses cheveux sont noirs, très raides, et ils lui descendent jusqu'aux épaules. Il est corse mais il a dit adieu à son île car il vient d'y vivre plusieurs mois qu'il n'oubliera jamais: des mois de vexation, de mépris, puis de traque. Voici en quelques mots l'année terrible de ce jeune homme de vingt cinq ans: voici en quelques mots l'année 1793 de Napoléon Bonaparte...
Depuis sa plus tendre enfance, Napoléon n'a qu'un rêve en tête: réaliser le rêve d'indépendance de son idole Pascal Paoli. Il a enduré les vexations de ses camarades de l'école militaire sans jamais trahir son idole et sa patrie en aucune parole (il éprouva une haine réciproque pour son camarade Phélippeaux, qui devait s'exiler dès le début de la Révolution et prendre les armes contre la France révolutionnaire). Pressenti en 1787 pour faire partie de l'expédition de de La Pérouse en raison de ses facultés que ses maîtres pressentaient de futur grand marin, il fut jugé trop jeune et se consacra à l'artillerie et aux mathématiques. Mais toujours le corse sommeillait...et la Révolution vit le retour en grâce sur son île de Pascal Paoli à qui Napoléon s'empressa de proposer son soutient.
Mais le vieux héros ne voyait pas d'un bon oeil de jeune homme et il se montra à son égard d'abord froid, puis condescendant...avant de devenir rapidement méprisant. Les lettres de Napoléon datant de fin 1792-début 1793 sont pourtant extrêmement émouvantes d'admiration et d'enthousiasme, et il est indéniable que son seul souhait est de réaliser de grandes choses pour son maître et pour la Corse: ses propositions sont de grande envergure et il n'attende de son idole qu'un peu de respect qu'il s'efforce de toutes ses forces, de toute son âme, de mériter. Mais Paoli s'agace rapidement et se lasse de ce blanc-bec fils d'un ancien partisan qui a osé se soumettre à la France victorieuse en 1769. Pour Paoli, les Bonaparte sont devenus des "français" et la sympathie politique réelle que montre le jeune Lucien aux idéaux de la Révolution le conforte dans cette idée. De plus, les Bonaparte viennent d'Ajaccio et lui, Paoli, n'a d'estime que pour les gens de SA ville: Bastia. Paoli refuse l'idée de voir la Corse soumise à Paris: il n'accepte pas la victoire de la Montagne alors que Napoléon, lui, n'est pas insensible à l'idée de centralisation et aux idéaux prônés par les "purs et durs" de la Révolution. Le conflit générationnel éclate à mesure que Napoléon se rend compte que l'homme qu'il a admiré toute son enfance ne le voit que comme un gêneur ou pire: comme un traître. Paoli n'a pas vécu en France comme Napoléon, il n'a pas cette "fraicheur" et cette ouverture d'esprit à la nouveauté: il reste un homme de son âge, de son temps: il ne comprend pas l'idée de République sur le continent et d'ailleurs la France lui est totalement indifférente. Enfermé dans ses certitudes et ses vieilles rivalités claniques, il commet alors un acte impardonnable aux yeux de Napoléon: il ouvre l'île aux anglais. Dès lors le jeune homme cesse la flatterie, tente de lui parler face à face, mais le vieux héros en a plus que marre et tente de le faire assassiner. Prévenu à temps, Napoléon quitte la Corse comme un paria, emmenant avec lui sa famille et une partie de ses illusions.
Sur le continent il est accueilli par le député Salicetti. L'homme est corse: il comprend ce qu'il ressent et l'amertume qu'il peut nourrir. Il n'y a pas que la terre qui les unit d'ailleurs: Salicetti est Montagnard et Napoléon, s'il reste réservé sur le sujet, n'en cache pas pour autant des idéaux de gauche dont il semble aujourd'hui très tiré par les cheveux de douter de la sincérité. Le député voit aussi une grande intelligence dans le jeune homme maigrelet qu'il a face à lui, et il propose de l'envoyer à Toulon que les anglais et les royalistes tiennent. L'idée est bonne: Dugommier a besoin d'aide et d'initiative chez ses subalternes, et son chef d'artillerie Carteaux manque singulièrement de cette initiative, ainsi que de sens stratégique... Aussi, dès l'arrivée de Napoléon les choses bougent: placé dans son élément, le jeune homme voit tout de suite ce qu'il faut faire et il sait surtout que dans ce siège l'artillerie doit avoir le premier rôle. Il s'oppose parfois violemment à Carteaux qui ne voit pas d'un bon oeil que ce corse maigrichon puisse prétendre en savoir plus que lui sur le plan stratégique. Mais Bonaparte a un atout: les décisions reviennent aux représentants de la Convention nommés par le Comité de Salut Public, or ceux-ci font confiance à Dugommier pour la stratégie (c'est le seul soldat vraiment expérimenté et digne de confiance dans l'état-major), et Dugommier a perçu dès qu'il l'a vu le potentiel de ce capitaine ainsi que la pertinence de son plan qui consiste à s'emparer des fortins de l'Eguillette et de Balaguier pour noyer Toulon sous les canons. Mieux encore: la conquête de l'Eguillette placerait sous le feu des français la flotte anglaise, lui interdisant toute tentative d'approche... Une fois Carteaux viré le plan est appliqué. Le manque de décision des chefs de bataillon dans l'action retardent de plusieurs jours la conquête des fortins mais le 24 frimaire c'est chose faite...et la fête des anglais commence... Incapables de faire quoi que ce soit contre cette stratégie, constatant que les royalistes s'épuisent dans des sorties certes indispensables mais sans aucun résultat, ils fuient en coulant au passage les vaisseaux français de la rade: mesquine et peu glorieuse sortie (car l'enjeu stratégique de ce geste est très faible à court terme et inexistant à moyen terme) qui ne donne que plus de plaisir aux républicains qui actent la capitulation de la ville le 7 nivôse an II.
Pour Bonaparte c'est un triomphe le complet: non-seulement il a remporté sa première victoire avec une armée de métier, mais il a symboliquement tué le père en se battant pour cette France révolutionnaire par choix: jamais plus désormais il ne se sentira autre-chose que français... Mieux encore: Dugommier est un homme intègre et honnête: la pluie de récompenses qu'il reçoit pour avoir pris Toulon ne lui fait pas oublier à qui il doit réellement cette victoire. Et il parle en des termes plus qu'élogieux de ce jeune capitaine Bonaparte aux représentants de la Convention. Parmi eux, un homme lui demande de rencontrer cette petite merveille. Début d'une belle histoire d'amitié sincère et de grand respect réciproque entre Napoléon Bonaparte et ce député de la Convention, à savoir Augustin Robespierre, le frère de l'Incorruptible...
Mais la Révolution bouge beaucoup en cet hiver de l'an II et depuis plus d'un mois deux de ses enfants sont en train de se livrer un duel à mort... Alors que la Terreur montre de plus en plus son efficacité, le sang s'apprête une fois de plus à déborder et à déferler. Mais Marat n'avait-il pas dit il y a longtemps déjà: "Pour épargner quelques têtes coupables, il faudra peut-être un jour faire couler un fleuve de sang..."? Il avait une nouvelle fois vu juste et toi, Révolution, au moment où je vais entamer le récit de ta plus terrible grandeur, autant que la lumière infinie de tes yeux je vois le sang qui coule de tes cheveux et je ne me demande même pas si je t'aimerais autant si tu n'avais pas été si terrible: ta beauté est dans tous tes excès, qu'ils soient de colère ou de générosité... Je t'aime, Révolution! je t'aime dans tous ce que tu es! Et c'est en frissonnant que je m'embarque avec toi sur ta mer la plus déchaînée...