Dans cette affaire, on pourrait s'étonner du silence assourdissant du Marais... C'est mal connaître ces députés: menés par Barère, ils iront où le vent tourne, et Barère est d'ailleurs le premier à donner des conseils (souvent assez judicieux) aux uns et aux autres. Pour l'instant rien n'est fait, rien n'est décidé, et au-contraire les passions se déchaînent de plus en plus... Les girondins, par l'intermédiaire de Vergniaud, demandent la comparution de ceux qui ont osé soumettre et soutenir la fameuse liste des vingt-deux, dont en premier lieu le commandant Hanriot, chef de la Garde Nationale aux ordres de la Commune. Danton, agilement, calme le jeu en insistant sur la procédure. L'entrée de Robespierre dans la bataille n'arrange pas les affaires des girondins qui voient le député probablement le plus populaire à Paris, et le plus respecté dans le pays, œuvrer à leur perte alors qu'ils avaient compté sur son légalisme probablement pour gagner du temps afin de confondre Danton dans la trahison de Dumouriez (et pourquoi pas de le mêler aux turpitudes de Talleyrand, qui est resté en Angleterre depuis que son cher ami l'y ait nommé ambassadeur), et ainsi renverser l'opinion publique (même si le terme est totalement anachronique, sa définition est ici rigoureusement exacte pour désigner la situation). Il faut détruire l'Incorruptible! Olympe de Gouges s'y emploie dans ses papiers, les députés attendent le bon moment à la Convention...
Fin mai, Robespierre monte à la tribune et entame un long discours contre les girondins. Laborieux, ampoulé mais bien ficelé, ce discours exaspère l'impatience de Vergniaud qui lance soudain:
"Concluez donc!"
Le chef de la droite a misé sur une faiblesse de Robespierre qu'il a vu plusieurs fois en difficulté lorsqu'il était obligé d'improviser. Mais cette fois le calcul est très mauvais: l'Incorruptible se tourne vers lui, le regarde dans les yeux et déclare:
"Oui je vais conclure. Et contre vous: contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite; contre vous qui n'avez cessé de provoquer le destruction de Paris; contre vous qui avez voulu sauver le tyran; contre vous qui avez conspiré avec Dumouriez; contre vous qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête; contre vous dont les vengeances criminelles ont provoqué ces mêmes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos victimes. Eh bien! ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre les complices de Dumouriez!"
Les huées montent des gravée de la droite, tandis que la gauche applaudit à tout rompre. Robespierre vient de marquer un point très important, et tout le monde en est conscient. Il vient surtout d'introduire la liste des vingt-deux dans le débat national, amenant ainsi de façon magistrale la Commune de Paris aux portes de la Convention. Le vent commence à tourner de plus en plus: la Gironde sent de plus en plus planer sur elle l'ombre de la défaite...
Le soir du 1er juin, Manon Rolland rentre chez elle. Quelques minutes plus tard, on frappe à sa porte: la Commune de Paris vient d'ordonner son arrestation et elle est faite prisonnière. Elle suit les soldats docilement dans les rues de cette ville haïe qui l'a vaincue... Pendant la nuit les sections patriotes se réunissent à l'Hôtel de Ville et conviennent de marcher sur la Convention le lendemain, avec à leur tête Hanriot et la Gade Nationale. Chose assez remarquable: outre le nombre considérable de citoyens qui se déplacent, toutes les sections sont représentées quasiment à égalité: il y a autant de bourgeois que de sans-culottes. Tous sont acquis à la cause de la Montagne.
Le 2 juin 1793 au matin, il n'y a probablement pas de lieu plus dangereux en France que la Convention Nationale. Pourtant tous les députés s'y rendent sans hésiter: aucun ne manque à l'appel. Hommes gigantesques! Titans de l'Histoire qui s'apprête à basculer une nouvelle fois... Rapidement les cris se font entendre du dehors:
"Nous voulons les traîtres!"
Barère conseille aux députés girondins d'aller délibérer dehors, au milieu du peuple. Héraut de Seychelles, alors président de la Convention, choisit d'écouter ce conseil. En sortant, Vergniaud se fend d'une nouvelle phrase destinée à alimenter la légende (la sienne de préférence...):
"Paris vaut bien la patrie."
Trop tard! Le peuple est moins stupide qu'il ne l'avait espéré et il ne se laisse pas prendre au piège grossier de cette flatterie tardive, après tant d'appels à l'écrasement de cette même ville... Hanriot prend les devants: il exige les traîtres inscrits sur la liste des vingt-deux, sous peine de voir la Convention soumise au feu des canons. Hérault de Seychelles tente de négocier. Il l'interrompt:
"Me promets-tu de me livrer les traîtres?
-Non!
-Canonniers, à vos pièces!"
La tentative a échoué. Les députés, pâles comme la mort, retournent à la Convention, suivis par plusieurs représentants de la Commune, dont Chaumette et Hébert. Ils pénètrent dans la Salle du Manège sous l'œil de leurs collègues montagnards, qui sont restés jusque là dans un silence complet. Alors s'élève la voix redoutée de Couthon: le député paralytique, meilleur ami de Robespierre, parle peu mais il n'en est que plus écouté encore:
"Maintenant, vous voilà rassurés sur votre liberté. _dit-il, goguenard_ Vous avez marché vers le peuple. Partout vous l'avez trouvé bon et généreux. Je demande que la Convention décrète l'arrestation des vingt-deux membres dénoncés!
-Donnez un verre de sang à Couthon! _s'exclame Vergniaud, décidément très inspiré_ Il a soif!.."
Ne vous leurrez pas sur les paroles de Couthon: la vertu du peuple, il y croit profondément, viscéralement...et ses paroles ne sont jamais un effet d'annonce... D'ailleurs regardez: voilà Hébert qui monte à la tribune et qui donne à Hérault de Seychelles la liste des vingt-deux à lire sur le champ. Et voici Marat, Robespierre et Danton qui appuient la demande de Couthon: le silence s'est fait comme par miracle... Et les noms tombent. Parmi les plus importants il y a Barbaroux, Gensonné, Clavières, Guadet, Philippe Egalité (le cousin de l'ancien roi qui avait voté la mort), et bien évidemment Brissot et Vergniaud... Profitant de la confusion, certains comme Barbaroux, Buzot, Pétion ou Guadet s'enfuient et gagnent la province. Mais la plupart sont arrêtés. Le Marais a senti le vent tourner et a voté massivement contre les girondins...
Le 2 juin 1793 est une date particulièrement mémorable à plus d'un titre: d'abord elle a scellé la victoire de la Montagne face à la Gironde. Victoire complète qui a été obtenue, et c'est peut-être le plus important, grâce au peuple: pour la première fois une volonté populaire a renversé un gouvernement légal. Mais pas n'importe quel peuple: ce jour-là apporte la preuve du pouvoir de Paris et jusqu'à aujourd'hui ça ne s'est jamais démenti: la France c'est Paris, la légitimité politique du pays se trouve à l'Hôtel de Ville de Paris...
La Montagne a gagné: elle va pouvoir gouverner. Et un fait que certains historiens oublient soigneusement de noter est que les montagnards furent de bons vainqueurs. Ils furent sévères mais pas iniques et ne cherchèrent jamais à supprimer l'opposition. Pour preuve un discours de Saint-Just daté de l'été qui ira jusqu'à demander de ne pas confondre les traîtres et ceux qui ont simplement commis une erreur en s'unissant avec ces traîtres sans connaître leur double-jeu... Mais pour l'heure la Montagne doit gouverner un pays en passe d'être anéanti. Elle doit le sauver...et elle va s'y atteler...